Les causes politiques et sociales de la chute de la Dictature en Grèce
Les causes politiques et sociales de la chute de la Dictature en Grèce
Spyros Sakellaropoulos et Panagiotis Sotiris
Chronologie
21/4/67 : Coup d’État des colonels
13/2/67 : Coup d’État manqué fomenté par le roi. Ce dernier part à l’étranger
29/9/68 : Référendum (marqué par une fraude massive) sur la modification de la Constitution
29/7/73 : Nouveau référendum sur l’abolition de la monarchie, sous le contrôle absolu de la Dictature
8/10/73 : Le « civil » S. Markezinis, ancienne figure de la droite parlementaire, est nommé Premier ministre
14-17/11/73 : Étudiants et travailleurs occupent l’École polytechnique d’Athènes, réclamant la fin de la Dictature. Le régime militaire noie la révolte dans le sang. Bilan: plus de 50 morts et de mille blessés
25/11/73 : Coup d’État dans le coup d’État : D. Ioannidis renverse G. Papadopoulos
15/7/74 : À Chypre, un putsch fomenté par la Junte d’Athènes renverse le président Makarios légalement élu et installe à sa place N. Sampson
27/7/74 : Les Turcs envahissent Chypre
23-24/7/74 : Le régime dictatorial, après la partition de Chypre en deux, cède le pouvoir à K. Karamanlis, dirigeant historique de la droite grecque
1. Introduction
L’installation au pouvoir, en avril 1967, du régime militaire, dit de la dictature « des colonels », doit se comprendre comme le résultat des contradictions internes des structures de l’après la guerre civile et de l’érection de l’armée en centre de pouvoir relativement autonome, porte-parole de la stratégie la plus agressive de la coalition bourgeoise au pouvoir. La fin de la guerre civile en 1949, qui vit la victoire de la droite conservatrice et l’écrasement de la gauche communiste, permit à l’armée, en raison de sa contribution déterminante à l’issue finale du conflit mais aussi du fait de l’écho particulier des idéologies d’extrême droite et anticommunistes dans la formation de l’idéologie dominante, de gagner son indépendance face aux autres centres du pouvoir bourgeois (Monarchie, Parlement). Si, dans les premières décennies du XXe siècle, l’armée grecque avait oscillé entre, d’un côté, le soutien à des programmes de modernisation bourgeoise et, de l’autre, des ruptures autoritaires, la guerre civile fera du positionnement anticommuniste, autoritaire et conservateur sur le plan social, une donnée organique de la constitution de l’institution militaire. Pendant toute la période qui s’étend jusqu’en 1967, l’armée attendra l’occasion de mettre en œuvre un projet élaboré dès les années quarante : l’occupation directe du pouvoir politique.
Les grandes mobilisations sociales et politiques qui se verront le jour entre 1960 et 1967 vont jouer un rôle décisif. Elles trouvent leurs origine dans l’exigence populaire de réduire les inégalités sociales, d’étendre les libertés publiques restreintes par les gouvernements de la droite conservatrice, d’assurer le fonctionnement normal du régime parlementaire en écartant l’intervention active de l’armée et de la monarchie et, d’une façon générale, d’éliminer les élements de l’état d’urgence encore en vigueur : anticommunisme institutionnalisé, existence de citoyens de seconde zone, interdiction du parti communiste, limitation des droits civils de tous les citoyens de gauche. Ces mobilisations ont débouché sur un véritable processus de virage à gauche de la scène politique. Les élections fixées en mai 1967 étaient censées marquer la victoire électorale des forces du centre-gauche (débarrassées des centristes qui s’étaient rangés du côté de la Monarchie au moment de la crise de 1965), c’est-à-dire d’un réformisme bourgeois qui relèguerait l’influence de l’armée au second plan. Par la force des choses, ce résultat, indépendamment des intentions des dirigeants du centre, eux-mêmes manifestement anticommunistes, tel Georges Papandréou, scellerait la confirmation de la présence déterminante du mouvement populaire dans les affaires politiques, d’une manière qui allait à l’encontre du fondement du régime de l’après la guerre civile. La confirmation d’un tel rôle du mouvement populaire aurait mis en cause de facto non seulement la reproduction des réseaux de pouvoir d’après la guerre civile, mais l’ensemble du régime d’accumulation capitaliste qui se développait à un rythme effréné et qui se fondait sur la répression du mouvement ouvrier et l’ostracisme politique vis-à-vis de la gauche communiste.
C’est donc dans ce contexte politique que prend place l’intervention des militaires, dont l’objectif, poursuivie au moyen de la répression ouverte, est double : d’une part, éliminer l’influence du mouvement populaire et freiner l’ensemble de ses revendications, puis, en second lieu, assurer leur propre rôle en tant que pôle dominant face à la monarchie et au parti conservateur de droite (Sakellaropoulos 1998 ; Haralambis 1985). Ce n’est pas un hasard si, au cours de la seconde moitié des années 1960, la question de la dictature militaire figurait à l’agenda non seulement du groupe d’officiers moyens et supérieurs qui l’imposèrent (et qui provenaient du noyau dur des réseaux anticommunistes formés dans les années quarante), mais aussi de la Monarchie, de l’état-major de l’armée et de certaines fractions de la classe bourgeoise.
2. La consolidation de la Dictature
Le putsch du 21 avril 1967 s’imposa en quelques heures dans tout le pays sans susciter de réactions notoires. Le roi collabora avec les militaires, et, lorsqu’il tenta de reprendre le contrôle de la situation par un nouveau coup d’État en décembre 1967, il essuya un échec lamentable et fut contraint de s’enfuir en Italie. Il en résulta la formation d’un régime autoritaire fondé sur l’« état d’urgence », et la suspension de toutes les dispositions garantissant la démocratie parlementaire et la liberté d’expression. Il convient toutefois de noter que malgré la propension prévisible à caractériser ce régime de «fasciste», et en dépit de la séduction exercée par certains aspects du fascisme sur une partie des officiers, certaines dimensions fondamentales du fascisme brillaient par leur absence : la dictature ne s’appuyait pas sur un quelconque mouvement de masse, elle ne professait pas d’idéologie totalitaire, elle ne fit pas l’expérience de formes de corporatisme étatique organisé (Poulantzas 1975).
À partir de là, et jusqu’en 1973, malgré l’existence d’un certain nombre d’actes de résistance (venus principalement d’organisations de gauche clandestines), le régime ne connaîtra pas de réactions susceptibles de le déstabiliser, et l’opposition larvé envers les représentants du régime ne se muera pas en contestation susceptible de le mettre en danger. Les raisons de cette relative stabilité sont liées à deux paramètres essentiels.
Le premier touche à la défaite politique, idéologique et organisationnelle des forces qui auraient pu combattre les putschistes. L’issue de la guerre civile avait profondément désorganisé le mouvement populaire et les forces politiques de la gauche communiste, car des dizaines de milliers de cadres politiques de la gauche se retrouvèrent devant le peloton d’exécution, emprisonnés pendant de longues années, bannis ou contraints à l’exil politique. L’entrée en scène d’une nouvelle génération, grâce à la dynamique des mobilisations de la période 1960-1966, sera freinée par la dure répression appliquée par le régime. Jusqu’en 1971, 3300 personnes furent condamnées par les tribunaux militaires pour opposition au régime. Plusieurs furent exécutées «non officiellement» par les agents du régime. De plus, le nombre de citoyens emprisonnés, torturés ou abandonnés dans les geôles de la police militaire est inconnu. Il a fallu l’avènement d’une nouvelle génération, influencée par le climat idéologique global de l’explosion mondiale de 1968 pour modifier les rapports de force.
Le second paramètre est lié au rythme accéléré de développement économique qui s’était amorcé dès le milieu des années cinquante et se poursuivit jusqu’au début des années soixante-dix : entre 1967 et 1973, le PNB par tête s’envole tandis que le chômage baisse de 4,4% à 2%. Les retombées idéologiques sont importantes : pour la première fois, apparaissent au sein de la société grecque les signes de l’entrée dans l’ère de la consommation de masse. D’autre part, s’effectuent des travaux d’infrastructure indispensables à la vie normale de la population. Tout cela contribuera à installer un climat d’apathie face au régime.
Cependant, dès le début des années soixante-dix, et d’une manière de plus en plus affirmée, commencent à émerger une série de facteurs qui auront un impact négatif sur le fonctionnement du régime. Sur le plan économique, la récession économique internationale touche rapidement le pays. Le déficit de la balance des paiements courants explose en 1973,– résultat de l’indexation de la drachme sur le dollar et des contrecoups de la crise de la monnaie américaine à partir de 1971. La dette extérieure enfle, dépassant les 3,3 milliards de dollars en 1973, alors qu’en 1967, elle excédait à peine les 100 millions de dollars. Dans le même temps, l’inflation passe de 3% en 1971 à 15,3% en 1973, le coût de la vie qui augmente de 30,6% et les prix des denrées alimentaires de 38,6%.
A cette aggravation de la situation économique, il convient d’ajouter le fait que, en dépit de la croissance de consommation, les inégalités sociales se creusent : la part des salaires dans la valeur ajoutée baisse de 40,2% en 1967 à 32,2% en 1971, alors que la moyenne des profits bruts atteint en 1973 45% du capital fixe (Karaghiorgas 1978 : 27-31).
Ainsi, au fil des années, les contradictions internes de la dictature se sont exacerbées. Le fait qu’aucun cadre de la droite parlementaire ou représentant de la monarchie ne fasse partie du régime a pu, dans une première phase, faciliter l’entreprise putchiste dans son ensemble, en lui évitant les frictions internes; mais, dans un second temps, cela limita sa capacité à gagner en légitimité, créant une entité politique qui se distinguait par un anticommunisme et un conservatisme social des plus extrêmes. Une entité qui se plaçait dès lors en rupture avec les mutations sociales survenues depuis la fin de la guerre civile, telles que l’élévation du niveau moyen d’éducation et l’intensification de l’urbanisation, qui rendaient insupportables à la majorité du peuple grec des politiques de ce genre (Diamantouros 1983 : 72 et suiv.). Le résultat en fut le peu d’empressement d’une grande partie du personnel politique, y compris conservateur, à participer au régime et à lui apporter sa caution.
3. La tentative d’auto-réforme
Ces évolutions finirent par placer la Dictature devant la nécessité de procéder à une auto-réforme politique. Il lui fallait se forger une légitimité qui permettrait de sortir des impasses de l’état d’urgence et conduirait à une reproduction « normale » du régime (Vernardakis-Mavris 1986 : 47). C’est la raison pour laquelle le régime opta pour la politique dite de « libéralisation ». Cette politique comportait l’abolition de la monarchie, l’élection de l’homme fort du régime, Georges Papadopoulos, au poste de président de la République, la mise en œuvre de la Constitution de 1968 et la remise du gouvernement à des civils, avec, dans le rôle du Premier ministre, S. Markezinis, ministre de divers gouvernements dans les années cinquante et ancien dirigeant d’un petit parti conservateur. Le nouveau gouvernement avait pour mission de préparer le terrain pour des élections avant l’été 1974.
Cette volonté se heurta à la méfiance des cercles « fascisants » les plus conservateurs du régime, mais parvint à représenter une orientation politique majeure tant au sein de la classe bourgeoise grecque, qui comprenait que le choix stratégique d’adhésion à la CEE (demande d’adhésion déposée dès 1961) ne pourrait aboutir sous un régime ouvertement dictatorial, que dans la majorité du corps des officiers grecs. Rien d’étonnant à cela, si l’on comprend que cette réforme ne mettait en aucun cas en péril la position de l’armée dans le système de pouvoir. Au contraire, tous les changements institutionnels légitimaient cette prédominance. Plus précisément, l’abolition de la monarchie et l’élection de Papadopoulos au poste de président de la République rompaient, fût-ce symboliquement, tout lien avec la légitimité de la période pré-dictatoriale, et lui remettaient de manière légale le pouvoir conquis par le putsch. Il est significatif que le président de la République avait le droit de révoquer le Premier ministre et le gouvernement, d’opposer son veto à des lois votées, de surseoir au fonctionnement d’articles de la Constitution, de contrôler directement les ministères de la défense, des affaires étrangères et de l’ordre public, et de donner directement des ordres aux forces armées. Au fond, c’était un super-président. À l’appui de ces pouvoirs présidentiels inouïs était prévue l’installation d’une Cour constitutionnelle, super-tribunal supérieur aux autres cours suprêmes, chargé de statuer sur des questions telles que la validité des élections ou la légitimité des partis politiques, et dont les membres étaient nommés à vie et directement par le président de la République. Enfin, l’armée devenait un appareil étanche dont le contrôle revenait exclusivement aux instances militaires ; les décisions de ces dernières étaient obligatoires pour le gouvernement et l’armée pouvait intervenir directement dans la vie politique à chaque fois qu’elle jugerait que le régime politique et social existant était mis en cause.
Ce qui est intéressant, c’est qu’une partie importante du monde politique réagit positivement à la tentative d’auto-réforme du régime. Sans ignorer les soupapes de sécurité que prévoyait la nouvelle Constitution, ils estimaient que le gouvernement Markezinis pouvait conduire à une remise du pouvoir aux civils et à la formation d’un nouveau régime parlementaire, dans une relation équilibrée avec l’armée. Le rôle du personnel politique bourgeois serait ainsi revalorisé et l’éventualité d’un cours radical écartée. Il convient de noter que même les politiciens bourgeois, par exemple l’ancien premier ministre C. Karamanlis, qui ne rallièrent pas ouvertement à la solution Markezinis, adoptèrent au fond une position d’attente et de neutralité bienveillante. Au-delà même de la majorité écrasante des politiciens bourgeois, le Parti communiste de l’Intérieur, eurocommuniste, se montrait positivement disposé, convaincu que l’implication du mouvement populaire dans un processus électoral fonctionnerait dans le sens d’un renforcement des libertés publiques et déstabiliserait la puissance de l’armée. Inversement, le Parti communiste pro-soviétique et le PAK d’Andréas Papandréou (précurseur de l’actuel Pasok socialiste) refusèrent de légitimer cette couverture démocratique mise en avant par un régime qui, au fond, restait inchangé.
4. La dynamique de l’insurrection de l’École polytechnique et la chute de la Dictature
L’ensemble de ce processus sera suspendu à partir du moment où éclatent les événements de l’insurrection de Polytechnique. Rappelons très rapidement qu’au cours des premières semaines de novembre 1973, la jeunesse étudiante était en pleine effervescence, revendiquant principalement des élections démocratiques au sein des associations étudiantes. Ce climat traduisait, sur le plan politique, l’augmentation substantielle de l’influence des organisations de gauche parmi les étudiants, conséquence de la reconstitution de ces organisations mais aussi de l’accès élargi aux ouvrages politiques et aux pratiques culturelles politisées permis par la suppression de la censure préventive. Sur le plan social, il reflétait la massification et la radicalisation de la population étudiante et le sentiment que le cadre social et politique autoritaire de l’après la guerre civile ne permettait pas l’expression politique du rôle social revalorisé des nouvelles couches petites bourgeoises.
C’est dans ce contexte que, le 15 novembre 1973, les étudiants de plusieurs facultés occupent l’École polytechnique d’Athènes. Très rapidement, le caractère étudiant des revendications se mue en un mouvement de contestation du régime et, les 15 et 16 novembre, quelque 70 mille personnes encerclent, aux côtés des étudiants, l’Ecole Polytechnique. La radicalisation des revendications est très rapide : les demandes purement étudiantes sont mises de côté et l’objectif de renversement de la dictature se trouve projeté au premier plan. Ce qui est contesté dans ses fondements, c’est le dispositif de pouvoir de l’après guerre civile et sa relation privilégiée avec l’impérialisme américain. Devant le danger de propagation de l’insurrection et de chute du régime face à la mobilisation populaire, les militairent lancent le 17 novembre les chars dans les rues d’Athènes. L’un d’eux pénètre dans l’enceinte de l’École polytechnique. Simultanément, des soldats déployés francs-tireurs tirent sur la foule qui, terrorisée, évacue les lieux. La répression laisse dans les rues du centre d’Athènes des dizaines de morts et plus d’un millier de blessés.
Le soulèvement de l’Ecole Polytechnique marque une réelle rupture dans l’histoire politique grecque moderne et signe le début de la fin pour la Dictature. Il concentre le mécontentement populaire autour de l’aggravation des inégalités économiques et de la nécessité d’instaurer des libertés publiques. Il pousse, par contrecoup, au rassemblement des éléments les plus conservateurs du régime et ouvre la voie à la dictature de Ioannidis. L’aspect le plus intéressant n’est pas l’interruption du processus de « libéralisation » et la chute de Papadopoulos (25 novembre 1973) suite au coup d’État réussi de Ioannidis, mais la dynamique sociale née du soulèvement populaire. Le cours des choses s’opposait désormais à tout processus de compromis avec la dictature. La violence sans frein qui fut déployée signifia clairement que le changement de régime devrait revêtir les traits d’une rupture avec le passé.
A partir du soulèvement de Polytechnique, l’ensemble du personnel politique se déplace virtuellement vers la gauche. La question était de savoir jusqu’où, à gauche, pouvait conduire la dynamique de la situation. Il est manifeste que les forces de gauche furent, dans leur ensemble, prises de court. Elles ne purent prévoir les événements – ni a fortiori infléchir le cours des choses vers autre chose que la création de « l’État de droit ». Le PAK d’Andréas Papandréou se référa à la nécessité de la lutte armée, sauf que rien, dans ses pratiques, ne donnait à croire que cela fût possible. Le Parti communiste de l’Intérieur appuya la libéralisation, tandis que le Parti communiste pro-soviétique dénonçait l’occupation de Polytechnique comme l’œuvre de provocateurs ! Pour ce qui est de l’extrême gauche, elle était si dispersée et réduite qu’elle ne pouvait apporter au mouvement une direction effective. Elle essayait, par ailleurs, comme le reste de la gauche, de se remettre des coups portés à son encontre par une répression brutale et par les vagues d’arrestations massives qui suivirent l’insurrection de Polytechnique. L’absence de direction politique regroupant l’ensemble de la gauche contribuera aussi à ce que la rupture avec les conceptions bourgeoises inspirée par le soulèvement ne parvienne pas à prendre la forme d’une crise révolutionnaire.
L’initiative de Ioannidis, avec le nouveau coup d’État et le durcissement du régime, ne peut être qualifiée que de mouvement bonapartiste, à un moment où aucune des forces sociales en présence n’était en mesure d’imposer sa volonté : le bloc de pouvoir s’avérait incapable de mettre au point un plan de transition en douceur vers le parlementarisme tandis que les forces populaires se bornaient à un refus instinctif du régime.
Ainsi, tant l’absence de soutien politique que l’apparition en Grèce des effets de la crise pétrolière conduiront Ioannidis à l’intervention militaire directe à Chypre, dans le but de remplacer le président élu Makarios par Nikos Sampson, personnalité entièrement sous la coupe du régime d’Athènes. En d’autres termes, le coup d’État dans cette île ne peut être interprété que comme une forme de « fuite en avant » de Ioannidis, dans sa tentative de consolider son pouvoir en Grèce.
L’offensive militaire turque qui fit suite au coup d’État contre Makarios plaça la Grèce devant l’éventualité d’une défaite humiliante, aux retombées imprévisibles quant à la forme et aux relations de pouvoir qui caractériseraient l’espace grec. L’impossibilité pour l’armée grecque de répondre à l’offensive turque sonna le glas de la domination de l’appareil militaire. Car à partir du moment où elle ne put accomplir sa mission fondamentale, à savoir la défense du territoire national, elle vit automatiquement son rôle fondamental sapé à la base. Par ailleurs, le nécessaire recours à la mobilisation générale (devant l’éventualité d’un conflit avec la Turquie) menaçait de modifier l’équilibre des forces au sein de l’appareil militaire (Haralambis 1985 : 333) et de confier des armes à la plus grande partie des jeunes, relativement radicalisés, étudiants et travailleurs.
La nécessité surgit donc de créer un nouveau centre politique, qui concentrerait l’unité du pouvoir étatique et en garantirait la reproduction (Vernardakis-Mavris 1986). Cela ne pouvait prendre de forme autre que la constitution d’un gouvernement parlementaire. La classe bourgeoise fut contrainte d’admettre la fin des structures d’exercice du pouvoir qui avaient prévalu après la guerre civile. En d’autres termes, la fraction hégémonique de la coalition au pouvoir (capital industriel, commercial et armateur) comprit qu’elle ne pouvait plus accepter l’armée comme son agent politique par excellence. La gravité de la situation (risque de perte d’une partie du territoire national, autonomisation absolue de la direction militaire, accentuation de la crise économique internationale, tension des luttes sociales) aboutissait nécessairement à une réforme du cadre politique. La direction militaire tenta d’obtenir une solution de compromis avec la création d’une solution parlementaire placée sous la surveillance par l’armée ; mais cela ne correspondait plus aux données fondamentales : 1974 n’était plus 1973. La nouvelle forme de gouvernement devrait manifester sa différence avec le régime précédent.
Le choix de C. Karamanlis était la solution la plus appropriée à la reproduction de ce système de relations sociales. Karamanlis exprimait ce qu’il est si justement convenu d’appeler une rupture dans la continuité (Haralambis 1985). Rupture parce que l’arrivée de Karamanlis signifiait des changements structurels dans le système politique grec : abolition de la monarchie, annulation du rôle politique de l’armée, légalisation du parti communiste et des partis de gauche, soutien économique aux classes défavorisées. Continuité parce que Karamanlis, premier ministre de 1955 à 1963, avait représenté avec succès les intérêts du monde bourgeois en général. Le choix de cette personnalité, qui se distinguait par son anticommunisme mais aussi par sa position antimonarchiste, permettait de maintenir l’équilibre entre la composante de « rupture » et celle de « continuité », contrairement à la solution initialement envisagée de Kanellopoulos, homme politique bourgeois moins conservateur, qui aurait fait pencher la balance du côté de la « rupture », perspective qui ne pouvait que susciter la réaction énergique de la partie la plus dure des forces armées. Karamanlis représentait la garantie d’une transition parlementaire modérée, en douceur, qui stabiliserait et ne mettrait pas en péril les intérêts de la classe bourgeoise et, en général, du bloc au pouvoir.
Les luttes populaires, sous forme d’importantes manifestations et de grèves massives, marqueront de leur dynamique la chute de la Dictature, mais ne pourront toutefois, en raison de la situation objective des acteurs politiques de gauche, contribuer à élever qualitativement le niveau de la lutte des classes, ouvrant la voie à des transformations sociales plus profondes. La raison en fut que la gauche, vaincue dans la guerre civile, fut forcée pendant des années de privilégier la revendication des libertés démocratiques comme objectif politique fondamental. Elle fut incapable de réaliser l’ampleur de la rupture que les centres bourgeois de pouvoir préparaient et ne s’avéra donc pas en mesure de prendre elle-même l’initiative de mouvements qui auraient poussé le radicalisme populaire au-delà de la revendication du parlementarisme démocratique. Pourtant, une ère nouvelle s’amorçait…
Bibliographie
Diamantouros Nikiphoros, 1983, «1974. La transition du régime autoritaire au régime démocratique en Grèce : Origine et interprétation à travers une politique sud-européenne» Revue de recherches sociales 49 : 52-87 (en grec).
Haralambis Dimitris, 1985, Armée et pouvoir politique. La structure du pouvoir en Grèce après la guerre civile, Athènes : Exantas (en grec).
Karaghiorgas Sakis, 1978, «Les conséquences économiques de la dictature militaire» in S. Papaspiliopoulos (dir.), Études sur l’économie grecque contemporaine, Athènes : Papazissis, p. 18-34 (en grec).
Poulantzas Nicos, 1975, La crise des dictatures, Paris, Seuil.
Sakellaropoulos Spyros, 1998, Les causes du coup d’État d’avril. Le cadre social de la marche vers la Dictature, Athènes : Livanis (en grec).
Vernardakis Christophoros et Giannis Mavris, 1986, «Les luttes de classes après le rétablissement de la démocratie, première partie : La rupture du rétablissement de la démocratie comme processus de lutte des classes (De l’expérience Markezinis aux élections de 1974)», Theseis 14 : 45- 71 (en grec).